Pingwinette & Opale

Opale avait fière allure. Pour l'occasion du concours, j'avais tressé et attaché des pions à sa crinière, fixés par de petits élastiques noirs. Sa robe était impeccablement pansée et elle était protégée par un matériel acheté juste pour l'occasion. Quant aux harnachements, je les avais bichonnés pour qu'ils présentent bien. Mais être maniaque n'était pas dans mes habitudes, et j'avais à cela une bonne raison : frotter, brosser, me concentrer, et surtout m'entraîner sans relâche tout cela avait réduit mon stress jusqu'au jour fatidique. Mais maintenant que mon numéro, mon nom et celui de ma jument venaient d'être prononcé par le jury, je ne pouvais plus reculer.

Opale ne me facilitait pas la tâche. Sans doute lui avais-je communiqué mon angoisse, de même que l'environnement ne la mettait pas dans son meilleur état, mais elle trépignait tandis que j'attendais le tintement bien connu des cavaliers de concours. Elle aussi à l'écoute, elle ne cessait d'agiter ses oreilles dans l'espoir d'ouïr la cloche et d'enfin libérer cette insupportable pression qui ne nous avait plus lâchée ces derniers jours.

Et elle sonna. J'ouvris un peu les doigts et ma ponette s'élança dans un saut de mouton libérateur. Déjà à la détente, elle avait été nerveuse. Bien sûr, elle avait sauté comme une reine, mais je n'avais pas insisté sur les sauts afin de ne pas l'en lasser. Elle conservait ainsi toute sa pêche, mais c'était justement un peu trop et je craignais ses réactions. En bref, je n'étais pas avec elle, et elle finirait par le sentir et m'envoyer à terre. *Détends-toi, sinon tu vas voler en moins de deux* pensai-je, furieuse contre moi-même tandis que je menais ma monture sur le premier obstacle. A l'abord, je ne me sentais pas bien du tout. La ponette le sentit et fournit, on peut le dire, un premier saut raté. Je sentis le noeud de mon ventre se resserrer mais choisis de ne pas en tenir compte. Je conservai alors un regard concentré sur la seconde barre, chassant les pensées qui me parlaient de sa hauteur, gardant juste celles qui me rappelaient combien j'avais entraîné Opale avant ce concours. Durant les trois foulées qui séparaient les sauts, j'eus donc un peu le temps de me détendre et je franchis le second avec plus de calme. *Ok, on est parties* pensai-je alors en donnant une impulsion à Opale. Elle se remit en avant, accélérant légèrement, tandis que mon regard restait rivé sur le trois. Je pris un bel arrondi, à peine court, juste ce qu'il fallait. Ma baie prit son appel et fournit un saut sage et en ordre, que j'accompagnai comme il fallait.

Cependant, dès la reconnaissance, j'avais repéré le quatre et la peur me revint. Opale allait-elle accepter de sauter cela ? Je ne me posai pas la question plus longtemps et, par prudence, donnai un coup de cravache derrière ma jambe. Elle accéléra et se retrouva "face au mur" si j'ose dire (!). Pourtant, elle trouva le moyen de s'arrêter devant. "Non !" me fâchai-je en donnant un nouveau petit coup. Elle le sauta alors, furieuse d'avoir été ainsi forcée par moi qui ne l'obligeais jamais de manière si brutale. Ce n'était en effet pas dans mes habitudes, mais c'était aujourd'hui ou jamais qu'il fallait montrer ce que nous avions et j'en avais bien conscience. Cette étape dans notre parcours ne me permit pas de retrouver confiance, et mon noeud au ventre resta bien présent alors qu'une question extrêmement difficile germait dans mon esprit : "Option ou pas option ?". J'optai pour la prudence et fit le grand tour, conservant un galop calme et restant à ma place, sans demander de virage trop court. "Et tant pis pour le temps !" murmurai-je en arrivant en face des palanques. Je lançai un appel de langue pour encourager ma jument dont les oreilles se remirent en avant, Elle prit son appel et sauta de manière tout à fait convenable, continuant à un bon galop derrière. *Cette fois, elle est avec moi* me rassurai-je encore en lui faisant décrire la "volte" autour du huit pour rejoindre le six.

Je réalisai alors : six obstacles déjà ! Nous en étions à mi-parcours ! Cette idée me soulagea, et mon estomac retrouva un état presque normal lorsque je repassai devant le cinq en encourageant ma jument à accélérer dans la ligne droite. J'avais beau m'efforcer de garder du galop dans les tournants, j'en perdais toujours un peu, surtout en voulant tourner trop court. Je devais donc lui en demander plus en ligne droite, mais nous avions retrouvé une partie de notre osmose habituelle et elle ne rechignait plus à aller un peu plus vite. D'autant que, lorsque le six fut en vue, elle cala sagement sa foulée dessus, me signifiant que je n'avais plus rien à faire. "Oui, c'est bien !" l'encourageai-je. Une foulée plus tard, elle prenait son appel et j'entendis la barre rebondir sur le sol. Le juron que je poussai n'aurait pas eu sa place ici, pourtant il fut bien réel et j'étais furieuse contre moi-même : en me détendant, j'avais oublié ma position et j'avais complètement passé mes épaules devant. "T'es gentille, à ta place j'aurais refusé" soufflai-je à Opale en décrivant le tour du dix et du onze en vue d'aller sauter le triple, à ma place, ne relâchant plus jamais mon attention.

D'autant que j'avais d'avance su que le triple ne serait pas mon meilleur ami. Je me mis donc en équilibre quelques foulées avant afin de laisser à ma monture le champ libre pour sauter comme elle le sentirait le mieux, sans pour autant que je l'abandonne - faut à ne pas commettre s'il en est. Mais tout se déroula plutôt bien : Opale enchaîna les deux premiers avec l'aisance qu'elle avait en entraînement. *Enfin !* pensai-je sans me relâcher, toujours en équilibre en vue de l'oxer. Ma jument décrivit deux foulées régulières, ses oreilles ne quittant pas leur position vers l'avant, avant de prendre son appel dans un saut emprunt de puissante et de grâce. Je poussai un soupir de soulagement une fois le triple derrière nous, tout en fixant des yeux le huit, un spa naturel. Lorsque nous étions passées à côté tout à l'heure, elle n'avait pas bronché et j'avais de bonnes chances de penser qu'il en irait de même pour son franchissement. Je veillai à être irréprochable dans ma position, lançai un petit appel de langue juste avant puis le franchit avec facilité, sans même le regarder.

J'avais ensuite un virage simple à décrire, mais les obstacles suivant arrivaient vite et je dus bien manoeuvrer pour arriver droite sur le double. J'y parvins tout de même sans trop de problème, et ma ponette s'enleva au-dessus du 9a sans rechigner. De mon côté, j'avais essayé de rester à ma place mais je commençais à fatiguer à cause du stress et de l'épreuve physique, même si cette dernière était moins intense que l'épreuve morale. Aussi accompagnais-je mal ma baie, ce qui la déstabilisa et lui fit faire deux foulées, dont une beaucoup plus courte que l'autre, avant le 9b. Pourtant, je m'étais ressaisie avant et le saut se fit dans un ordre relatif qui me suffit et me satisfit.

Pour les deux derniers obstacles, je décidai de mettre les gaz. J'aurais pu m'inquiéter puisqu'Opale n'avait jamais sauté d'éventail, ou parce qu'elle pouvait regarder le bidet. Mais j'étais trop fatiguée pour y penser et je demandai une accélération à ma ponette qui donna une poussée sur ses postérieurs, toujours motivée et à son travail. "Mais comment tu fais ?" murmurai-je à l'abord de l'éventail que, soit-dit en passant, elle ne regarda pas un seul instant. Je continuai sur la même lancée pour le bidet, sans me poser de question, et la petite jument m'imita pour le franchissement du onzième, et dernier obstacle. Elle décolla un peu, sûrement intriguée malgré tout, mais fit tout ce que j'attendais d'elle : elle sauta. Je lâchai alors légèrement mes rênes et la laissai partir plus vite. Elle lança une ruade joyeuse et je manquai de tomber. "Pas sur la ligne d'arrivée, ce serait trop bête..." chuchotai-je en refermant doucement mes doigts sur les rênes.

Une fois au pas, j'entendis l'annonce qui disait : "Un tour en quatre points de pénalité et en...".... Je n'entendis pas, et n'écoutai surtout pas, le temps. J'étais contente de moi, de nous même ! J'avais vaincu une peur bien antérieure à ce concours et je me sentais étrangement libérée et sereine. En quittant la piste, j'avais un large sourire aux lèvres et les larmes aux yeux. Le premier en signe de contentement, le second en signe de relâchement nerveux après plusieurs heures, jours, semaines, mois... d'une pression qui quittait enfin partiellement mes épaules.

Opale reçut un pansage digne de ce nom et fut surtout gâtée en friandises.